FIGAROVOX/TRIBUNE - A l’issue d’un dîner, lundi, le ministre de l’Intérieur a déclaré que l’Etat et les élus corses cheminaient «vers un consensus» sur un projet de réforme constitutionnelle permettant une autonomie de l'île. Benjamin Morel critique ce projet au nom de «l’universalisme républicain».
Benjamin Morel est maître de conférences en droit public à l'université Paris 2 Panthéon-Assas. Dernier ouvrage paru : « La France en miettes » (Éditions du Cerf, 2023).
Après 4 heures de discussion avec les élus corses, Gérald Darmanin est sorti de la réunion du 26 février sur un statut d'autonomie avec le sourire soulagé de ceux qui ont tout cédé. En proposant de reconnaître une communauté culturelle corse et un pouvoir législatif au nom de particularités culturelles, le ministre a ouvert une boîte de Pandore dans laquelle s'engouffreront demain les autres régions, mais aussi les banlieues. Après Emmanuel Macron en septembre, lors de son discours à Ajaccio, le ministre de l'Intérieur promeut non seulement le communautarisme, mais propose même de le constitutionnaliser.
Le ministre de l'Intérieur a ainsi proposé aux élus corses de reconnaître l'île de Beauté comme une «communauté» insulaire, mais aussi et surtout «culturelle et linguistique». Il faut entendre cette proposition dans toute sa radicalité. La notion de communauté n'a jamais été reconnue dans notre Constitution, si ce n'est pour évoquer la «Communauté française», structure plus ou moins fédérale succédant pour peu de temps à l'empire colonial. La notion avait alors un sens institutionnel, très différent. Ce que propose ici le ministre, suivant en cela les termes déjà proposés par Emmanuel Macron, c'est bien de faire entrer une «communauté» d'appartenance subjective dans la Constitution, là où, jusqu'à présent, seule la communauté des citoyens avait le droit de citer. De la singularité culturelle de cette communauté découlerait des droits propres. C'est justement là la définition du communautarisme que le gouvernement dit vouloir combattre chaque jour. Ce dernier serait alors noir sur blanc, inscrit, consacré dans la Constitution.
Évidemment, on pourrait dire que cela ne touchera que la Corse. C'est déjà faire peu de cas du sort d'une partie de nos concitoyens. C'est par ailleurs se leurrer. Ce qui est reconnu au regard de l'identité culturelle corse ne peut, pour des raisons d'égalité, être dénié aux Bretons, aux Basques, aux Auvergnats. Par ailleurs, si des droits particuliers découlent de la singularité culturelle, il n'est pas non plus légitime de nier de tels droits à certains de nos concitoyens venant d'autres régions du monde. Le faire serait rompre l'égalité, créer une discrimination, ce qui n'est pas tenable juridiquement ni réaliste politiquement. Si nous réformons la Constitution pour reconnaître une communauté culturelle corse, l'universalisme ne sera demain plus un argument à opposer à nos banlieues. Nous devrons, nécessairement, que nous le voulions ou non, reconnaître les communautés culturelles qui les composent. Leur accorder des droits en propre. Si nous devions dénier à ces communautés une égale reconnaissance, alors non seulement nous reconnaîtrions l'existence de communautés, mais nous les hiérarchiserions ; c'est la définition juridique du racisme. À terme donc, Gérald Darmanin et Emmanuel Macron nous proposent de choisir entre la mise en place d'un État communautariste ou d'un État raciste.
Le ministre de l'Intérieur propose ensuite de laisser la collectivité légiférer dans ses champs de compétences. L'unité du législateur est un principe fondamental issu des Lumières qui nous guide depuis la nuit du 4 août 1789. Il n'a connu que deux exceptions : Vichy et la colonisation. Le symbole est, là aussi, désastreux et les conséquences terribles. Au nom de particularités culturelles, on pourrait donc s'exempter des règles et même faire la loi. Toute la journée, le ministre de l'Intérieur annonce qu'on ne négocie pas, qu'on ne transige pas avec les lois de la République. Lorsque ces dernières sont malmenées au nom d'une culture ou d'une religion, le pays se divise entre ceux qui préfèrent fermer les yeux et ceux qui dénoncent une atteinte à ce qui fait notre socle commun.
Voici qu'on annonce que ce socle n'existe pas. Que dans une France McDonald, il n'y a plus de règles et que c'est à chacun de composer son Burger. Que dira-t-on à ceux qui contestent demain les lois de la République ? Que répondra-t-on à ceux qui dénonceront le deux poids deux mesures ? On leur dira que la culture corse est différente, plus noble. Là encore, on hiérarchise et soyons clairs… pour des raisons à la fois juridiques et politiques, cette résistance ne pourra durer longtemps. À terme, d'ici quelques années, quelques décennies, il ne pourra y avoir de loi commune.
Nous aimerions exagérer, apparaître bien excessifs… Pourtant ce n'est pas le cas. Ce n'est pas un hasard si, depuis deux siècles, personne n'a ne serait-ce que songé à remettre en cause les principes et les tabous juridiques sur lesquels le gouvernement s'assoit. Les principes sont des digues. Si l'on cède sur eux, alors ils ne sont plus que des règles majoritaires auxquelles on ménage des exceptions de plus en plus nombreuses jusqu'à les voir disparaître. En constitutionnalisant le communautarisme pour la Corse, Gérald Darmanin propose à terme de l'imposer au pays. Emmanuel Macron et lui en ont-ils eu conscience lorsqu'ils ont proposé aux nationalistes corses un tel «deal»… On aimerait croire qu'il s'agit au moins là d'une option politique pensée. Il s'agit probablement bien plus de petits calculs politiques doublés d'une profonde incompétence. Quoi qu'il en soit, le résultat sera demain le même.
Une chose est certaine : si ceux qui croient en l'universalisme républicain et qui croient que la France n'est pas uniquement un patchwork de communautés ne se mobilisent pas sur la Corse, alors la digue ayant cédé, il sera impossible d'arrêter le torrent. Contre le communautarisme finira nécessairement ici le combat et il ne restera qu'à tenter de colmater quelques brèches pour retarder un naufrage irrémédiable.